Loading

La dose cruelle de talent

Publié le 18 novembre, 2018

— D’accord, dit l’inconnu. Votre Monsieur Strictland parlait sans doute pour lui. Presque tous les profs de français, qu’ils l’admettent ou pas, se sont rêvés écrivains. Et puis, on se décourage, on se résigne, on se contente d’enseigner, de faire lire les livres des autres. Et on n’oublie pas de décourager ses étudiants, pour leur bien !

— C’est possible, répond Flore, cela dit, je vois ce qu’il voulait dire : bien au-dessus de la médiocrité mais très en-dessous de l’excellence, il y a une sorte de… zone grise, un no-man’s land peuplé de comédiens, de musiciens, de chanteurs, de peintres, de poètes, de romanciers qui, pour leur malheur ont reçu cette dose cruelle de talent : trop pour renoncer à leur art, pas assez pour être reconnus. À la vue de leurs peintures, de leurs aquarelles, à l’écoute de leur musique, à la lecture de leurs romans, de leurs nouvelles, de leurs poèmes, personne ne dit « c’est mauvais » mais personne ne manifeste un réel enthousiasme. C’est comme pour un jardin à la française, qu’est-ce que vous voulez dire d’un jardin à la française ? Que les haies sont bien droites, que les pelouses sont bien tondues… Mais qui va s’enthousiasmer devant un arbuste taillé au carré ? Ce n’est ni beau ni laid, c’est là et c’est tout…

— Il y aurait bien des choses à dire pour la défense du jardin à la française… Une autre fois peut-être ? Mais, si vous voulez mon opinion, la formule « c’est là et c’est tout » ne s’applique pas à votre poème. Ceci dit, je comprendrais que vous m’accordiez moins de crédit qu’à ce Monsieur Strictland…

— Lui n’aurait jamais choisi le mot « beau » pour qualifier un poème.

— Ah, évidemment ! Strictland est un expert ! L’expert ne peut pas s’accorder le droit d’être simple, spontané… L’expert ne se demande même pas s’il aime ou s’il n’aime pas, l’expert délivre une expertise !