Aucune image n’est encore apparue à l’écran, et déjà le film de Francis Ford Coppola fait surgir une émotion : les premières impressions du métrage ne sont pas liées à la prestation d’un acteur, ni au talent du réalisateur, mais à la bande-originale, signée Nino Rota et Carmine Coppola qui, en quelques notes d’une partition soignée, nous annonce sa teneur. Il ne s’agit pas d’une histoire de gangsters comme les autres, mais d’une narration sensible, presque épidermique.
Cela augure avec précision de l’angle choisi par F. F. Coppola pour adapter à l’écran le roman éponyme de Mario Puzo. Les deux hommes ont co-écrit le scénario, fidèle mais focalisé sur les relations de la fratrie Corleone, et singulièrement sur le lien entre Michael Corleone (Al Pacino) et son père, Vito (Marlon Brando). Un film centré sur une famille dans la mafia donc, plutôt qu’un film de mafia incluant une famille.
La première demi-heure finira de plonger le spectateur dans l’univers des Corleone, par la mise en scène du mariage de la cadette, Constanzia (Talia Shire), formidable opportunité pour le réalisateur italo-américain de colorer la pellicule de ses propres souvenirs familiaux.
On y fait la connaissance de ses trois frères, le distant Michael, l’impétueux Santino (James Caan) et le bienveillant Frederico (John Cazale), sans oublier le demi-frère « germano-irlandais », le très sérieux Tom Hagen (Robert Duvall).
La façon dont s’articulent les relations de la fratrie, et des enfants à l’égard de leur père peut laisser envisager la direction que va prendre l’histoire, forcément mouvementée, parfois violente, des Corleone. Une histoire de pouvoir, de territoires new-yorkais segmentées selon les intérêts de chacune de ces Familles dont nous faisons peu à peu la connaissance… Une intrigue assez convenue, que les ressorts familiaux vont venir tordre.
En dépit du charisme exceptionnel de Vito Corleone, c’est bien Michael, « Mike », le personnage principal du film. Le père envoûte chacune des scènes dans lesquelles il apparaît par sa gestuelle minimaliste, presque suggérée, ou l’intonation de sa voix. Le fils, lui, intrigue par son détachement (sa froideur ?), son physique de jeune premier qui, sans doute, cache quelque chose. Comme un voile dans le regard qu’il serait imprudent de lever. Fardée derrière l’insoupçonnable fiancé de Kay Adams (interprétée par l’hypnotique Diane Keaton), il y a une brute qui ne s’assume pas et dont les éclats de colère sont aussi rares que spectaculaires. En cela, il est bien un Corleone, et même, le plus névrosé de tous.
Les choix de Michael tout au long du film revêtent l’apparence d’un certain dévouement pourtant, ils sont éloquents, et parlent surtout de lui. Afin d’assurer la survie de sa famille et sauvegarder l’intégrité physique de son père, il se sacrifie en prenant un risque incommensurable, qui l’oblige à s’expatrier longuement en Sicile. Pour ses proches, ses frères, sa sœur, pour eux tous, il s’éloigne de son père, sans laisser transparaître, paradoxalement, le moindre signe de déchirement.
Puisqu’il s’est senti contraint de se mêler aux affaires de la famille, lui qui avait d’abord juré de n’y être lié en aucune manière, peut-être cette expatriation est l’opportunité pour lui de prendre un ascendant définitif sur le reste de la fratrie… S’il en est, il ne peut pas être n’importe qui. Ici se tisse le lien diffus, dans un premier temps contrarié, entre le fils cadet et son père, lui qui était parvenu, en deux décennies, à constituer un véritable empire du crime !
Un jardin rassérénant, le père et le fils, seuls. Lors d’une de ces nombreuses scènes mémorables, moment d’intimité capturé par Francis Ford Coppola, Vito assure à Michael qu’il n’avait jamais voulu « ça » pour lui, lâchant cette phrase qui révèle, finalement, la philosophie de son parcours :
« And I refused to be a fool, dancing on a string, held by all those big shots ! » (« J’ai toujours refusé d’être un pantin, de danser au bout d’un fil tiré par des gros bonnets ! »).
L’essence du film réside bien dans ce condensé d’émotions, cristallisé par la mise en scène audacieuse car teintée d’un classicisme inhabituel pour ce genre que Le Parrain transcende !
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1991.
Un soir du mois de mars, fin mars, Alexandra a dit à Matthieu :
« Chez Solange et Bernard, il y avait un type, un ami d’enfance de Bernard, Ronaldo je crois ou quelque chose comme ça. Une sorte de baroudeur, tu vois ? Le type qui a fait plusieurs fois le tour du monde, qui a tout vu, qui a tout connu… Il les a presque décidés à partir avec lui en Equateur ! »
L’idée a fait rire Matthieu :
« Bernard en Equateur ! On a du mal à le traîner jusqu’au Touquet ! »
Solange et Bernard sont les meilleurs amis d’Alexandra. Maintenant ils sont aussi les amis de Matthieu, bien sûr, mais Alex était leur amie bien avant de rencontrer Matthieu. À vrai dire, Alexandra et Solange ont beaucoup plus d’affinités l’une avec l’autre que n’en ont Bernard et Matthieu.
La semaine d’après, Alex a dit à Matthieu :
« Je suis passée chez Solange et Bernard. Il y avait Reynaldo, tu sais ? »
Matthieu a pensé « non, je ne sais pas », mais il n’a rien dit.
« Il squatte chez eux, a dit Alex. Ils sont à fond sur leur voyage en Equateur ! Bernard a réussi à obtenir ses cinq semaines. Pour Solange, évidemment, ça ne pose aucun problème…
– Et les petites ?
– Elles sont aux anges : toutes les vacances à Hyères, chez Mamy Alice ! »
Le surlendemain, en rentrant, Alexandra a dit :
« J’ai revu Reynaldo, chez Solange et Bernard. Tu vois, la façon dont il parle de l’Equateur, franchement, ça donne envie. En plus, il a plein de contacts là-bas, il connaît tous les endroits vraiment intéressants. »
Matthieu a pensé « en plus ? En plus de quoi ? », mais il n’a rien dit.
« De toutes façons, a dit Alexandra, tu le verras samedi.
– Samedi ?
– Ben, oui, samedi chez Solange et Bernard !
– Ah oui, c’est vrai… samedi. »
Le samedi, Matthieu a vu Reynaldo, il a entendu Reynaldo. Impossible ne pas voir Reynaldo, impossible de ne pas entendre Reynaldo. Reynaldo capte la lumière, Reynaldo capte l’attention, Reynaldo monopolise la parole. Les filles avaient des étoiles dans les yeux, même Bernard avait le regard d’un enfant de six ans qu’on a emmené au cirque. Matthieu, ce soir-là, était un peu comme le seul convive absolument sobre d’une tablée où l’on aurait déjà vidé plusieurs bouteilles. Il n’a pas cherché à dissimuler son agacement face aux interminables monologues de l’aventurier. Mais personne ne s’est aperçu de rien : pour cela, il aurait fallu lui prêter un minimum d’attention, lui jeter au moins un regard de temps en temps…
Dès les premiers jours d’avril, Matthieu a pu observer que toutes les fois qu’Alexandra prononçait une phrase de plus de dix mots, l’un de ces mots était nécessairement Reynaldo.
Read More →Au cœur des terres déshéritées du Tanesvois, là où l’hiver dure onze mois, la maison de la famille Lepoint, rue Lacour.
Comme chaque vendredi soir, après avoir couché Suzanne, sept ans, et Annette, six mois, Solange sortait de la plus petite commode du salon, second tiroir en partant du haut, le carnet à spirale qu’elle complétait en compagnie de son mari, Bernard. Comme chaque vendredi soir, il s’agissait de faire les comptes, et s’assurer de ne pas avoir dépassé le budget rigoureusement fixé.
Mais ce soir-là, Solange était quelque peu désorientée. Non pas qu’une dépense déraisonnable lui revînt soudain à l’esprit, cependant l’absence de Bernard ne lui était pas coutumière. Depuis qu’ils avaient pris ensemble l’habitude de noircir le carnet de chiffres, au point que certaines pages ressemblaient davantage à une tentative de résolution d’équations, il ne lui était jamais arrivé de commencer cette activité seule.
Solange se rappelait alors l’inhabituelle conversation qu’elle avait eue avec son mari, la veille. Bernard avait spontanément évoqué, un jour à l’avance, ces fameux comptes.
« Penses-tu que nous serons dans le bleu cette semaine ? » avait-il demandé comme s’il attendait le rendu d’un jugement.
Dans le bleu signifiait pour le couple qu’ils n’étaient ni dans le rouge, ce qui serait alarmant, ni dans le vert, ce qui serait vraiment rassurant. Dans le bleu, couleur d’un ciel dégagé, signifiait qu’ils avaient bien le droit de rêver, encore un peu.
« Je pense, oui… »
Bernard baissa la tête, résigné, comme déçu de la réponse de Solange.
« Tu vas bien, chéri ? Dois-je m’inquiéter ?
– Non, tu ne dois pas t’inquiéter, assura-t-il. Je vais te raconter quelque chose. Au magasin aujourd’hui, un client est venu me voir pour me demander conseil sur une tondeuse à gazon.
– Oui…?
– Ce client me disait quelque chose. En fait, il avait été mon tout premier client, quand j’ai commencé à travailler, il y a six ans !