Le matin de la rentrée des classes 1960, je suis sur mon tricycle (moi, je dis vélo) et je file à toute allure (oui, on dit comme ça, en 1960 : à toute allure) vers l’auberge du Roi du Bois distante de quelques kilomètres du Godelot. A un endroit, la route forestière rencontre la voie ferrée. A 5 ans, je sais déjà ce que c’est qu’un passage à niveau. Je sais qu’il faut s’arrêter quand la barrière est fermée. La barrière est ouverte mais je m’arrête quand même. Quelque chose me dit que le train arrive. De fait, je l’entends qui vient mais il a la voix de Maman et il chante :
–Ce n’est plus les vacances ! (sic)
Toute ma vie, j’ai gardé ce rêve comme un talisman.
Aujourd’hui, à quelques très rares exceptions près, je dois noter mes rêves pour en garder une trace mais celui-là, celui de la rentrée des classes 1960, n’est pas un souvenir : il n’a jamais appartenu au passé. Il a toujours été aussi présent en moi que le présent lui-même et la voix de Maman y est aussi claire et musicale que ce matin-là.
Ce rêve est un présent qui dure depuis cinquante-cinq ans. Un présent que l’on peut entendre aussi dans le sens de cadeau car il a souvent été mon refuge, mon recours aux forêts et sans doute la raison pour laquelle je n’ai jamais accordé au réel que l’importance qu’il mérite et jamais établi une hiérarchie bien claire entre ce que je vis, ce que je rêve, ce que je crois, ce que je lis.
« Vous pouvez charger un wagonnet de charbon, dit Mircea Eliade dans Forêt Interdite, et garder votre esprit libre de courir où il veut. Votre temps intérieur, le seul qui compte, vous appartient, vous pouvez travailler tout en faisant des rêves… » C’est ce que j’ai mis en pratique dans ma vie professionnelle, aussi longtemps que je l’ai pu.
« Mais, dit encore Eliade, le travail (…) de l’écrivain, parce qu’il s’agit là du travail le plus compliqué, ce travail vous confisque de manière définitive. » C’est ce que je suis curieux d’expérimenter dans mon âge mûr.